le gaspillage
Le monde
Et
si, au lieu de
chercher à augmenter la production agricole pour nourrir le monde, les
hommes commençaient par cesser de gaspiller la nourriture ? Une étude,
parue dans la revue scientifique PLOS One de
novembre,
démontre que, chaque année, 40 % de l'alimentation disponible aux
Etats-Unis est jetée. Ce gâchis entraîne la dilapidation d'un quart de
l'eau douce consommée annuellement dans le pays (utilisée pour produire
ces aliments) et de l'équivalent en énergie de 300 millions de barils
de pétrole par an. Ces données confirment des estimations antérieures
du gaspillage alimentaire dans les pays développés, évalué de 30 % à 40
% des denrées.
En mer comme sur terre, des
aliments qui pourraient être consommés
sont jetés. Sept millions de tonnes de poissons seraient rejetés chaque
année dans l'océan, soit un peu moins de 10 % des captures totales.
Selon les pêcheries, les rejets peuvent aller de 10 % à 90 % des
prises. Les pêcheurs remettent à l'eau les poissons peu appréciés
qu'ils ne pourront pas commercialiser. Ils y sont aussi contraints par
la réglementation : ils n'ont pas le droit de rapporter à terre des
spécimens trop petits ou pour lesquels leur quota est épuisé. Les
rejets sont combattus par la réglementation européenne. Le 20 novembre
2009, l'interdiction du high grading (rejets de
poissons pour des raisons commerciales) a été adoptée, mais la mesure
sera difficile à contrôler.
Le phénomène touche également les pays en développement. Les
chiffres sont discutés, mais les pertes atteindraient entre 10 % et 60
% des récoltes, en fonction des produits agricoles. "La
pensée
dominante veut que pour répondre au doublement de la demande
alimentaire dans les décennies à venir, il faut augmenter la
production, affirme Jan Lundqvist, directeur du
comité scientifique du Stockholm International Water Institute (SIWI). Il
serait plus rationnel de chercher d'abord à réduire le gaspillage.
Celui-ci conduit à une dilapidation de ressources qui se font de plus
en plus rares, notamment l'eau."
Pour aboutir à leur estimation du gaspillage outre-Atlantique,
des
physiologistes de l'Institut national de la santé américain ont calculé
la différence entre les quantités de nourriture disponibles dans le
pays et la consommation des habitants, estimée à partir de l'évolution
de leur poids moyen.
Résultat : en 1970, chaque Américain absorbait en moyenne 2
100
calories par jour, tandis que la nourriture disponible par personne
équivalait à 3 000 calories. Aujourd'hui, ces chiffres atteignent
respectivement 2 300 et 3 800 calories. Dans l'intervalle, le poids
moyen a augmenté de 10 kg. "La différence entre les deux
chiffres correspond aux quantités jetées, explique Kevin Hall, responsable de
l'étude. Elles s'élevaient à un peu moins de 30 % de
l'alimentation disponible en 1970, contre 40 % aujourd'hui."
Dans les pays riches, l'essentiel des pertes a lieu "en bout
de
chaîne". La distribution rejette une partie des produits en fonction de
critères esthétiques, et applique des marges de sécurité importantes
sur les dates limites de consommation. Mais des pertes considérables
ont également lieu dans la restauration collective et... dans les
cuisines des particuliers.
Une étude détaillée du contenu des poubelles en
Grande-Bretagne,
parue en novembre 2009, estime que 25 % des aliments achetés par les
ménages sont jetés. On trouve dans les détritus, par ordre
d'importance, des légumes frais et des salades, des boissons, des
fruits, des produits de boulangerie, de la viande et du poisson...
Selon WRAP (Waste and resources action programme), l'organisme public
qui a mené l'enquête, l'essentiel de ce gaspillage est évitable : soit
les aliments n'ont pas été consommés à temps, soit ils ont été préparés
en trop grande quantité. Ils représentent l'équivalent de 13 milliards
d'euros par an (soit 530 euros par ménage et par an), et 2,4 % des
émissions de gaz à effet de serre du pays.
Dans les pays en développement, on ne parle pas de gaspillage,
mais de pertes, et les raisons en sont très différentes. "Elles
sont dues à de mauvaises conditions de récolte, de transport, de
stockage, et à une formation insuffisante sur les méthodes de
conservation des aliments", explique Stepanka Gallatova
à l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture
(FAO). Assez limitées pour les céréales, elles peuvent atteindre des
volumes considérables pour les denrées périssables. Elles s'amplifient
avec l'urbanisation : plus les lieux de consommation s'éloignent des
lieux de production, plus la chaîne d'approvisionnement se complexifie
et les risques de pertes augmentent.
Si le sujet est de plus en plus mis en avant par les
chercheurs et
des institutions spécialisées, il n'est pas à l'agenda des politiques
prioritaires d'une grande majorité d'Etats. Dans les pays pauvres, la
réduction des pertes serait cependant moins coûteuse que l'augmentation
de la productivité agricole, selon Mme
Gallatova. Elle estime toutefois que, "depuis la crise
alimentaire (de 2008), le thème commence à
susciter de l'intérêt parmi les pays en développement".
Mais le sujet est complexe. "Il faut se méfier des
solutions "magiques", affirme Michel Griffon, agronome,
directeur général adjoint de l'Agence nationale de la recherche (ANR).
De très nombreux acteurs sont impliqués dans la chaîne alimentaire. La
réduction des pertes demande la mise en place de stratégies très
sophistiquées." En outre, si autant d'intervenants
s'intéressent
aux moyens d'accroître la production, et aussi peu à la réduction du
gaspillage, c'est aussi parce que ce dernier représente un marché
nettement moins attractif.
Parmi les pays développés qui ont fait de la fourniture
d'alimentation à bas prix la pierre angulaire de leur politique, seule
la Grande-Bretagne mène une politique de sensibilisation au gaspillage,
en insistant sur les ressources dépensées et les déchets émis en pure
perte : eau, énergie, engrais, pesticides, émissions de gaz à effet de
serre (CO2 et méthane dans les décharges)... "Peu
de gens se rendent compte qu'ils jettent autant, et peu savent que la
production alimentaire consomme autant de ressources,
affirme M. Lundqvist.
Il est pourtant utile de faire le lien. Et cela peut permettre aux gens
de faire des économies." "Le gaspillage est lié à l'importance que les
gens accordent à la nourriture, estime M. Griffon.
Les ménages
y consacrent aujourd'hui 15 % de leur budget, contre 40 % il y a
soixante ans. Il existe cependant un risque de raréfaction de la
nourriture au niveau planétaire dans les décennies à venir, donc de
remontée des prix, qui pourrait mécaniquement réduire le gaspillage." Selon
l'agronome, les Etats devraient cependant sans attendre se saisir du
sujet, et lancer contre le gaspillage alimentaire "des
politiques comparables à celles menées en faveur des économies
d'énergie".
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